Récit
Emmanuel Raquin-Lorenzi
Guidé par le souvenir d’une femme à corps de serpent, aperçue à l’automne 1976 dans une baraque de la foire de Negreni (Transylvanie), Emmanuel Raquin-Lorenzi entreprend d’explorer les divers ordres de représentation et d’expression qu’on peut recueillir parmi les populations du bassin des trois Cris (le Rapide, le Noir et le Blanc), rivières de montagne qui délimitent le pays du Lac, au nord-ouest des Carpates roumaines.
Une enquête ethnographique de terrain menée pendant plus de vingt ans permet au narrateur de conter sa progressive découverte des mouvements de pensée propres aux populations mélangées de ce vieux pays. Ce livre propose en fin d’ouvrage une petite anthologie de textes d’écrivains de cet étrange pays.
Mais en fermant le livre, le lecteur ne discernera peut-être plus ce qui sépare la réalité d’une certaine fiction. Il se demandera même qui est vraiment Emmanuel Raquin-Lorenzi…
Le Pays du lac, 14 x 21 cm, 472 pages, 80 reproductions noir + quadrichromie, broché. ISBN : 978-2-84314-005-1.
Graphisme : L’Atelier d’édition
Loin derrière moi laissées les lourdes tuyauteries qui enveloppent la route après la frontière roumaine, je glissais parmi les collines de Transylvanie, fraîches encore en ce printemps tardif de la mi-juin 1990, me souvenant de l’automne fracassant qui affrontait le grand ciel bleu quand j’étais venu la première fois, en 1976. J’avais été attiré aux confins du Bihor par la réputation, jusqu’en Hongrie, d’une très ancienne foire paysanne. Passé un col, la route bleue plongeait entre les forêts et les vieux monts adoucis où triomphaient alors de grands arbres d’un jaune éclatant, tandis que parmi les ocres et les bruns frémissaient des peupliers dorés, émus au moindre souffle. Parfois des prairies profondes creusaient la forêt au bord de la route, ou s’ouvraient loin dans le vert sombre des conifères au flanc des monts, semées de meules s’écroulant en postures étranges. Plus tard, dans la lumière du crépuscule, des femmes silencieuses attendaient, assises au bord de la chaussée à côté de tas rutilants de poivrons mafflus, de paprikas rouges enfilés en guirlandes roulées comme des câbles de navire, leurs genoux chargés de vives broderies transylvaines au point de croix, où revenaient des motifs anciens. Je me souvenais aussi d’un torrent clair, qui roulait de brillantes paillettes. Sur ses bords, dans la forêt, un bûcheron m’avait offert à boire de sa gourde une liqueur forte et âpre ; puis il y avait eu ce vaste hôtel vide, le soir, au col de Piatra Craiului, où erraient quelques serveurs ennuyés.